
Joseph MBARGA est un arracheur de masques. Il scrute les villes et les villages pour obtenir la matière de son œuvre. Et tel un secrétaire balzacien, il dresse le procès-verbal des scènes de vie de ses contemporains. Dans son ouvrage « La faim ne justifie pas les moyens », ed. Proximité, 2022, 60 pages, il recourt au genre de la nouvelle et propose à son lecteur un recueil de onze nouvelles à travers lesquelles, il révèle dans un registre satirique, le train-train des personnages résidant dans la ville de Tissoan Bèè et des villages environnants; personnages souvent compromis par les plaisirs de la table et très souvent désillusionnés par l’ironie du sort. Dès lors, pour comprendre comment se déploie le projet littéraire de Joseph MBARGA, abordons quelques clés thématiques de lecture, et ressortons par la suite les principaux traits caractéristiques de son style.

LES CLÉS THEMATIQUES DE L’ŒUVRE
Les récits qui composent ce recueil ont pour cadre spatial la ville de Tissoan Bèè et les villages environnants. Ce qui frappe à la première lecture de ce recueil c’est : l’omniprésence de la mentalité digestive, le dévoiement du service public et de la puissance publique, et l’ironie du sort qui désillusionne les habitants de Tissoan Bèè et environs.

L’omniprésence de la mentalité digestive
Le motif de la faim, explicitement ou implicitement, irrigue ce recueil. Dès la nouvelle liminaire, on voit bien que l’auteur perçoit l’univers de la table comme particulièrement fécond pour sa création littéraire. Ses personnages aiment bien avoir une cuillère ou bien un verre à la main. Les habitants de Tissoan bèè et environs aiment bien les plaisirs de la table, ils aiment s’enivrer de nourriture et de vin. Ces plaisirs de la table ne connaissent ni la classe sociale ni le niveau intellectuel. Au village, par exemple, dans la nouvelle « La chasse tourne au vinaigre », Zoa le braconnier dans sa conversation avec son fils Bouli explique la nécessité de savourer les plaisirs de la table. Il dit par exemple qu’ « il ne faut pas sous-estimer la capacité d’un bon bouillon à remettre les idées bien en place dans sa tête » Le bouillon censé résoudre a priori les problèmes du ventre résout aussi ceux de la tête, pp.50-51.
Le dévoiement du service public et de la puissance publique
Tissoan Bèè est une ville du tiers monde. C’est une capitale. Elle est dotée des institutions telles que la mairie, la sous-préfecture, l’université… Elle abrite aussi des instituions diplomatiques. Il s’agit donc probablement d’une capitale politique. Cependant, elle se caractérise par la misère et le désordre, et ressemble à plusieurs égards aux villages enclavés qui l’entourent.
La mairie qui est chargée d’aménager la ville pour faciliter la circulation et le bien-être ne réalise pas ce qu’on attend d’elle. Sur la route, comme cela est magistralement affirmé dans « Le coquin cocorico du coa », les automobilistes mènent « un combat acharné contre la route » L’université, quant à elle, chargée d’encadrer les futurs cadres, se trouve dans un état de délabrement et de vétusté avancée comme on peut le constater dans « Coup de théâtre à l’amphi ».
Comment fonctionnent les dirigeants et les agents publics à Tissoan Bèè ? Les dirigeants et les agents publics de Tissoan Bèè se prennent pour des citoyens extraordinaires qui doivent être servis et qui peuvent exiger par la force des services des autres citoyens. Le policier Endama ne se gêne pas pour spolier les taximen et les petits commerçants, pp.31-36.
Ils ont oublié que les fonctions qu’ils occupent ont pour objectifs de développer et de gérer le service public afin de satisfaire l’intérêt général; que la puissance publique dont ils sont détenteurs doit être utilisée dans l’intérêt général. Ils abusent ou tentent à chaque occasion d’abuser de leur autorité.

L’ironie du sort
Le quotidien des habitants de Tissoan bèè et environs est rythmé par l’ironie du sort. C’est comme si le dieu de la fatalité se moquait fatalement d’eux en ce sens qu’un fait inattendu et désagréable vient toujours troubler une situation qu’ils croyaient ou envisageaient sous contrôle. Lorsque le recteur prépare la visite de l’ambassadeur, il n’envisage pas la sortie du serpent anaconda qui va venir tout gâcher, détériorer sa relation avec l’ambassadeur, et ruiner sa carrière administrative. De même, le jeune Kala ne s’attend pas à subir une injustice le jour de son anniversaire. Il mobilise des artifices du langage pour se tirer des embrouilles, mais son sort est en réalité déjà scellé, pp. 54-55.
On peut tout de même faire un constat : si les artifices du langage prospèrent encore au village, espace où il y encore une certaine fascination à l’égard du savant, du sage et du rhéteur, en ville par contre, les gens semblent enragés et sont insensibles à toute forme de discours. On ne fait pas confiance aux orateurs. Peut-être parce que les populations, tout le temps, sont abusées par les politiciens. Ndimba, par exemple, voleur de sa propre nourriture et victime d’une chasse à l’homme parvient à se tirer d’affaire et à éviter le déshonneur grâce à la maîtrise du verbe et à la sensibilité des gens du village vis-à-vis du beau discours, p.42.
LES GRANDS TRAITS DE L’ECRITURE DE L’AUTEUR
L’auteur pense au plaisir de son lecteur. De ce fait, il s’appesantit beaucoup sur les jeux de langue, joue avec l’inattendu, et imprègne ses récits d’une atmosphère satirique.
Les jeux sur la langue porteurs de sens
Le recueil est traversé par le jeu sur les mots. Même les titres, qu’il s’agisse du titre du recueil ou ceux des nouvelles, on voit une volonté manifeste de l’auteur de jouer avec les mots en faisant un usage inhabituel de la langue, en recréant la langue, et partant, en renouvelant le regard que l’on porte sur le monde. Par exemple, le titre « La faim ne justifie pas les moyens » est une réécriture significative du dicton « La fin justifie les moyens ». Ces jeux sur les mots permettent de mieux communiquer sur le fond. Un autre exemple pris une fois de plus dans la nouvelle liminaire, « La faim ne justifie pas les moyens », l’atteste. L’auteur fait un jeu sur l’onomastique des personnages pour montrer à quel point les deux principaux protagonistes se ressemblent. Il va recourir à la technique de l’anagramme pour composer leurs noms « Abé » et « Eba ». Cette construction est assez révélatrice du fond exprimé dans la nouvelle, p.7.
La technique de l’inattendu dans la composition
Forme brève, la nouvelle se prête volontiers à des jeux de composition. Sa composition est soigneusement calculée pour produire chez le lecteur une émotion soudaine, un effet de surprise. Son dénouement (la chute) prend donc en général la forme d’un coup de théâtre.
A la lecture des différentes nouvelles qui composent le recueil, le travail fait sur la technique de l’inattendu de l’auteur est assez captivant. D’ailleurs, c’est par la maîtrise de la technique de l’inattendu qu’il parvient à construire l’univers de fatalité qui désillusionne ses personnages. Dans « Le sous-préfet n’était pas au courant », l’inattendu stoppe net l’élan autoritaire du chef de terre. En effet, alors que le sous-préfet s’apprête à martyriser les personnes qui lui tiennent tête, il tombe sur la note de son départ en retraite, p 21.
Dans « Coup de théâtre à l’amphi », on a le plaisir de voir comment un serpent anaconda rompt les espoirs du recteur qui attend les ordinateurs, p.24.
Le registre satirique
Le ton dominant dans l’ensemble des récits de ce recueil est satirique. l’auteur, par son humour et la maîtrise de la caricature, s’attaque aux vices et aux ridicules de ses personnages. Dans la Nouvelle « Qu’en pense Evou », le narrateur ridiculise Ndimba enseignant de philosophie. En effet, après avoir discouru sur la nécessité de renoncer à la mentalité digestive, Ndimba professeur de philosophie, est surpris dans la cuisine de la mère de sa promise en train de voler pour satisfaire son ventre; une nourriture qu’il venait pourtant de décliner, pp. 41-42.
Pour résumer…
Dans ce recueil de nouvelles, le narrateur raconte sous forme d’anecdotes la banalité de la vie de ses personnages urbains et ruraux, très souvent rythmée par des ironies du sort. Grâce au registre satirique et au travail sur la langue, l’auteur invite ses lecteurs à plus de mesure, de simplicité et d’authenticité. De la sorte, il réalise pour la nouvelle, le projet qu’Horace avait assigné à la comédie : « corriger les mœurs en riant ».
Louis Audrey OYIE
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Joseph MBARGA présente son recueil de nouvelles les mercredi, 22 mars à l’Institut français de Yaoundé et le 23 mars, à l’Institut français de Douala. Ce recueil coûte 2.500 FCFA et est indisponible dans plusieurs points physiques, et sur Amazon.
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